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Des bases militaires, des espions, une ligne de séparation, des chats et des loyers impayés.

Un aéroport vide, de l'alcool et Aphrodite.

Bienvenue dans les SBA, chez les Britanniques et à Chypre.

Oui, les deux.

Ici, c'est vraiment la Géozarbie.

Des divisions sur l'île.

La République de Chypre possède trois centrales électriques.

Celle de Vasilikos est la plus grande, celle de Moni la plus petite.

Et puis il y a celle de Dhekelia, juste à côté de laquelle on trouve un lotissement.

Pour qui est employé de la centrale et habite ce lotissement
aller au travail est chose facile, il suffit de traverser une route.

Et au passage, de franchir deux fois la frontière avec un territoire britannique.

Hein?
Eh oui!

Londres se trouve à 3200 km de là, et pourtant les Britanniques possèdent des territoires sur l'île de Chypre.

Ces territoires, appelés SBA, ou Sovereign Base Areas,
Zones des bases souveraines en français,
une à l'est et une à l'ouest, font 254 km² en tout,
soit la surface d'une ville comme Marseille ou Francfort.

Et bien que propriété du Royaume-Uni,
les SBA n'en font pas partie, car elles sont une sorte de petit État autonome,
sous contrôle exclusif du Ministère de la Défense britannique.

La vocation des SBA est donc militaire.

On y trouve deux garnisons, une base aérienne et quelques milliers de soldats.

Mais on y trouve aussi des villages,
des terres agricoles, 4000 civils britanniques et 7000 civils Chypriotes.

Les SBA ont donc aussi une administration civile avec une police,
une justice, une loi calquée sur celle de Chypre et une monnaie qui n'est pas la livre sterling,
mais l'euro.

Cerise sur le gâteau, on trouve quatre enclaves Chypriotes dans les SBA,
dont notre centrale de Dhekelia et son lotissement.

Voilà pourquoi, quand on passe de l'un à l'autre,
on franchit deux fois la frontière,
Car ce qui les sépare est effectivement une route britannique.

Oui, c'est un peu compliqué mais attention, ce n'est rien à côté de ce qui arrive.

Et pour comprendre comment ce compliqué est né, eh bien il faut un petit cours d'histoire.

Surnommé l'île de l'amour, parce qu'Aphrodite y serait née,
Chypre fait partie de l'empire turque dès le 16ème siècle.

Et ce n'est que bien plus tard en 1914 que les Britanniques s'en emparent,
et font de Chypre une colonie.

Sur place, une large majorité de culture grecque y côtoie une forte minorité turque.

Très vite, les chipriotes grecs se mettent à rêver d'énosis, c'est-à-dire d'union avec la Grèce.

Et dans les années 50, ils mènent une guérilla sanglante contre les Britanniques,
alliés aux Chypriotes turques.

Et pour ajouter à la confusion, la Grèce et la Turquie soutiennent chacune leur communauté.

Mais en 1959, des négociations entre toutes les parties accouchent finalement d'une solution.

Pas d'énosis, mais l'indépendance, avec une constitution organisant le partage du pouvoir entre communautés.

La présidence, 7 ministères, est 70% du Parlement pour les chipriotes grecs,
la vice-présidence, 3 ministères, est 30% du Parlement pour les chipriotes turcs.

Et la Grèce, la Turquie et le Royaume-Uni s'engagent tout 3 à défendre l'indépendance de l'île.

Le 1er octobre 1960, Chypre devient donc une république et le leader des Chypriotes grecques,
l'archebêque Orthodox Makarios, en est élu président.

Mais si les Britanniques ont accepté de lâcher leur colonie,
c'est à condition de conserver leurs bases militaires,
avec en prime 40 autres zones dites réservées pour des terrains d'entraînement,
des postes radars ou des antennes radio.

Des limites sont néanmoins fixées.

Par exemple, les Britanniques ne pourront pas mettre leurs bases à disposition d'un autre pays.

Aucune douane ne devra marquer la frontière, et puis il faudra payer un loyer.

Autre exception à la souveraineté britannique,
les enclaves bien sûr, mais aussi tous les monuments antiques qui restent sous responsabilité chipriote.

Ainsi du monastère de Saint-Nicolas-des-Chats, à quelques centaines de mètres de la base aérienne.

Pourquoi ce nom de Saint-Nicolas-des-Chats?

Eh bien, parce qu'il y a plein de chats ici, évidemment.

C'est donc en même temps que la République de Chypre que les SBA sont nés.

Cependant, l'indépendance de Chypre n'a pas réglé tous les problèmes de l'île.

Au gouvernement, chaque communauté bloque systématiquement par veto les projets de l'autre,
si bien que les violences recommencent.

Ce qui oblige l'ONU à envoyer 2500 casques bleues en 1964 pour séparer les combattants par une ligne dite « verte ».

10 ans plus tard en 1974, la Grèce organise un coup d'état et chasse du pouvoir Makarios,
qui vient se plaindre à l'ONU.

Et soupçonnant une tentative des nocisses,
la Turquie envoie 10 000 soldats pour défendre l'indépendance de l'île.

Les Chypriotes grecs fuient alors vers le sud, tandis que les Chypriotes turcs fuient vers le nord.

L'armée turque s'arrête finalement à la ligne verte,
mais des centaines de civils ont disparu pendant les combats.

Depuis, rien n'a bougé, ou presque.

En 1983, le nord est devenu la République turque de Chypre du Nord,
reconnue uniquement par la Turquie.

Et en 2004, la République de Chypre, restée aux mains de la majorité grecque, est entrée dans l'UE.

Et pour la communauté internationale,
la République de Chypre reste officiellement souveraine sur toute l'île.

Ah oui, ça fait mal au crâne, hein?

Car c'est en fait tout Chypre qui est en géozarbie.

On y trouve partout, surtout au nord, des maisons, des villages, des quartiers entiers abandonnés.

Les Chypriotes qui ont fui en 1974 n'ont en effet jamais pu retourner chez eux.

Seuls 250 grecs de Rizokarpaso, bloqués par l'arrivée des troupes turques en 1974, sont restés.

Encore aujourd'hui, ils sont ravitaillés par l'ONU.

Les casques bleus en place depuis presque 60 ans doivent aussi surveiller les 180 km de lignes vertes et sa gigantesque zone tampon,
globalement interdite à toute circulation.

La capitale Nicosie elle-même est coupée en deux,
et son aéroport, situé dans la zone tampon,
est carrément à l'abandon.

Une telle situation, ça donne quand même envie de boire un bon coup de zivania local pour se consolider.

Malgré tout, la République de Chypre s'est développée.

Elle vit aujourd'hui du tourisme de masse, mais aussi de finances douteuses.

Chypre est en effet considérée comme un paradis fiscal.

La partie nord sous embargo est quant à elle beaucoup plus pauvre.

Mais qui a eu l'idée de surnommer Chypre l'île de l'amour?

Et au fait, pendant tout ce temps, que s'est-il passé dans les SBA?

Eh bien, on a espionné.

Les SBA et les zones réservées abritent en effet tout un tas de systèmes d'écoute et de radars dirigés vers le Moyen-Orient ou la Russie.

On pense d'ailleurs que certaines de ces installations font partie de gigantesques réseaux échelons qui écoutent les communications de la planète pour le compte,
entre autres, de la NSA américaine.

Et puis, nombre de missions vers la Libye, l'Irak ou la Syrie sont aussi partis d'ici.

Pour autant, les Britanniques ne vivent pas coupés de la réalité de Chypre.

D'abord, ils sont en partie responsables de la surveillance de la ligne verte pour le compte de l'ONU.

Ensuite, lors des troubles de 1974, des centaines de Chypriotes,
grecs comme turcs, sont venus se réfugier dans les SBA.

Certains grecs sont même restés et ont fondé le village de Dazaki Achnas.

Et puis enfin, comme il y a 7000 Chypriotes qui résident dans les SBA,
et que tous les chipriotes ont théoriquement le droit d'y circuler librement,
les liens entre les SBA et Chypre sont bien réels.

Ce qui explique pourquoi l'euro y est utilisé à la place de la livre sterling,
au grand arme des Britanniques.

Consolation, sur l'île de Chypre, on trouve plein de commerces au nom bien anglais.

Et des pubs, de quoi rappeler le Royaume-Uni.

Oui, mais avec 340 jours de soleil par an, c'est mieux.

Mais aujourd'hui, la présence des SBA est contestée.

Car chaque fois que les Britanniques s'engagent dans une guerre,
Chypre craint d'être prise pour cible.

Et puis les Britanniques n'ont pas tenu leurs engagements.

Outre le fait que les Américains semblent profiter illégalement des bases britanniques,
le Royaume-Uni a cessé de payer son loyer à la République de Chypre dès 1964, pour éviter que ces sommes ne profitent qu'à la seule communauté grecque.

Aujourd'hui, la dette du Royaume-Uni pourrait s'élever à plusieurs dizaines voire centaines de millions de livres.

Ou plutôt, d'euros.

Mais en fait, les chipriotes sont plutôt préoccupés par leur possible réunification,
souhaitée au Nord comme au Sud.

D'ailleurs, comme un symbole, au Parlement Chipriote,
les 30% de sièges réservés à la minorité turque attendent d'être à nouveau occupés.

En 2004, un référendum sur la réunification a pourtant échoué.

Et en 2017, des discussions en Suisse ont tourné court.

Les débats bloquent à chaque fois sur le problème de l'indemnisation des déplacés,
sur la question des disparus et sur la démilitarisation du Nord où stationnent toujours 40 000 soldats turcs.

La Turquie d'Erdogan ne semble en effet pas prête à lâcher Chypre.

Surtout depuis qu'on sait qu'il y a sûrement des réserves de gaz au large de ses côtes.

Mais il y a tout de même des raisons d'espérer.

A partir de 2003, la ligne verte s'est ouverte en trois endroits.

Chypriotes, Grecs et Turcs peuvent désormais circuler de l'autre côté du territoire.

Les Grecs vont au nord visiter les habitations qu'ils ont abandonnées.

Et nombreux sont les Chypriotes-Turcs qui travaillent maintenant au sud.

Et puis à Chypre, il reste un village mixte.

À Pyla, situé dans la zone tampon, 400 Turcs et 800 Grecs vivent plutôt en paix,
malgré quelques tensions dans les années 90.

Encore quelques efforts vers la réconciliation,
et Chypre pourrait bien finalement mériter son surnom d'île de l'amour.