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Le droit à l'imperfection et le tribunal des réseaux sociaux, par Laurence Devillairs

Si vous êtes pur, parfait
et que vous agissez bien,
quel mérite vous avez ?

La Rochefoucauld disait
« Nul ne peut être loué de bonté s'il n'est capable d'être méchant. »

Et c'est ça pour moi la morale,
c'est pas l'affaire des gentils.

Pour moi la morale,
c'est l'affaire de ceux qui pourraient être méchants, imparfaits,
qui l'ont sans doute été,
mais qui sont capables d'un engagement,
capables de quelque chose de bien.

Je m'appelle Laurence Devillers, je suis philosophe.
En philosophie, j'ai deux passions :
le XVIIe siècle et la philosophie morale.

Est-ce que selon vous,
c'est excessif aujourd'hui de dire que sur les réseaux sociaux,
il n'y a plus le droit à l'erreur,
le droit à l'imprécision,
le droit à l'imperfection ?

Non, ce n'est pas excessif parce que,
curieusement, le numérique qui est pourtant un flux permanent,
enfin une information,
on efface une autre et puis qui sera remplacée par une autre,
et puis, on aime les formats courts, etc.
Plus en fait, ça souligne le côté irréversible.

Oh ! Je l'ai dit, bah oui, je l'ai dit.

Dans la vie, notre personnalité,
elle est très souple en réalité.

On change, je ne suis pas la même avant de vous parler
que maintenant qu'on est en train de se parler.

C'est notre caractère qui est assez figé,
mais notre personnalité, elle bouge,
alors que le numérique va nous figer
à tout jamais dans des choses qu'on a dites.

Donc ça, c'est le côté irréversible.

Après, le droit à l'imperfection,
c'est encore autre chose que vous dites.
Et d'une certaine façon,
à mon avis, c'est plus grave.
C'est-à-dire ?

C'est plus grave parce que dans les réseaux sociaux,
il y a quand même cet esprit club,
cet esprit société aussi, qui exclut.

Et il y a très vite un tribunal qui se met en place qui est
« Oh ! Non mais t'as vu ce qu'il a dit ?
Non mais on n'a pas le droit de dire ça. »

Et moi, ce qui me frappe,
c'est que le monde du numérique,
moi que j'aime pour sa rapidité, pour sa vitesse,
mais c'est un monde...

Je vais peut-être dire quelque chose
qui va vous sembler un contre-courant,
mais ce n'est pas un monde de liberté.

C'est plus un monde de la perfection,
où il faut faire vraiment attention à ce qu'on dit
parce qu'on n'a pas le droit à l'erreur.

C'est plus ce monde-là, très fermé, irréversible ou très normé,
où il faut dire des choses et pas d'autres,
qu'un monde de liberté.

Est-ce que ce n'est plus un monde de la liberté aujourd'hui,
mais que ça a pu l'être par le passé ?

D'ailleurs, Internet s'est construit sur l'esprit libertaire.

Est-ce que finalement, on est dans une évolution
vers de moins en moins de liberté dans ce monde numérique ?

Oui, je le crois.

C'est curieux, philosophiquement,
il y a quand même quelque chose comme un mystère,
on pourrait essayer de percer ce mystère,

mais comment quelque chose qui au départ est une demande de liberté,
la volonté de ne pas être dans des cases,
dans des catégories, dans des étiquettes,
devient un tribunal où on condamne,
on donne des châtiments, des récompenses.

C'est curieux comme la liberté semble si difficile à vivre.

On se rend compte peut-être que
les questions du droit à l'imperfection, à l'erreur, à l'imprécision,
elles touchent donc souvent des questions qui relèvent des valeurs
et notamment, par exemple, de l'écologie.

Typiquement, on va voir que
tel militant écolo va utiliser un téléphone
ou prendre, on va la voir en photo dans une voiture
et on va lui faire le reproche que finalement,
il n'est pas vraiment écolo parce qu'il utilise un téléphone,
parce qu'il roule en voiture.

Qu'est-ce que ça vous inspire ça ?

Ça m'inspire un peu froid dans le dos
parce que je trouve que ça s'approche du puritanisme.

Le puritanisme c'est quoi ?

C'est l'idée que si je ne me suis pas rendue parfaite au point d'être pure,
sans tâche, sans défaut, dans une cohérence rigide,
alors je n'ai pas le droit.

Je n'ai pas le droit de dire ce que je dis,
je n'ai pas le droit de défendre,
je n'ai pas le droit d'être celui que je veux être.

On peut se mettre à défendre les océans
alors qu'on n'est ni marin,
ni né au bord de la mer,
ni celui qui finalement a toujours été écolo dans sa vie.

On peut être écolo et rouler en voiture ?

On peut être écolo et téléphoner à l'iPhone ?

Alors, je ne suis pas en train de dire tout peut se faire.

Ce n'est pas tout est permis à condition de pouvoir le faire.

C'est-à-dire maintenant,
je deviens un militant écolo mais n'empêche que j'ai un 4x4.
Ce n'est pas ça que je suis en train de dire.

Je suis en train de dire que la rigidité,
l'idée de perfection, de cohérence absolue,
de puritanisme, ce n'est pas la morale.

Parce que si vous dites ça,
vous niez la possibilité de l'engagement.

L'engagement c'est quoi ?

C'est à un moment donné,
je me mets debout et je me dis non, ça non.

Il y a un effet de génération parce que,
encore une fois, moi j'étais dans la génération du mouvement punk
qui m'a énormément marquée,
qui a été mon mouvement.

Et on ne voulait surtout pas être pris
dans l'idée qu'il y a des choses qui se font
et des choses qui ne se font pas.

Le fameux slogan no future,
ça voulait dire il n'y a rien qui maintenant,
demain, aujourd'hui, après-demain,
va pouvoir me dire ce que je dois faire.

Et donc moi je suis frappée de voir que
la jeune génération aujourd'hui n'est pas très punk.

Elle est plutôt dans une forme de moralisme.

Les jeunes sont archi dans la valeur.

C'est-à-dire ça, ça, ça ne se fait pas, ça, ça se fait.

Vous voyez, ce qu'il faut valoriser comme comportement
ou ne pas valoriser.

Et vous voyez, par rapport à ce qu'on disait,
le droit à l'erreur, ça me frappe de voir que,
d'une certaine façon,
on est plus dans le moralisme que dans la morale.

C'est-à-dire plus dans,
"attention, dis quelque chose de parfait",
enfin "dis ce qu'il faut dire",
"ça, faut pas le dire",
"ça, faut pas le faire",
voire "ça, faut pas le penser ",
que "ma liberté, c'est d'agir moralement".

Bon, moi je vais devoir défendre un peu les jeunes.

Ils ne sont peut-être pas punk,
mais je n'ai pas l'impression que les vieux sont plus punk qu'eux.