法语助手
2023-09-08
Je crois que ce qui est unique pour le savant,
c'est qu'il lui faut non seulement chercher la vérité,
mais la proclamer.
Je crois pouvoir vous dire, je crois devoir vous dire,
même que l'émission à laquelle vous allez assister ce soir n'est pas une émission comme les autres.
Sans doute vous attendiez cela déjà à propos d'autres émissions, mais ce soir seulement c'est vrai.
Ça n'est pas une émission comme les autres, et voici pourquoi.
D'abord, c'est parce que l'homme qui est en ce moment à côté de moi,
que vous allez voir dans quelques instants et que j'ai ce soir le redoutable et intimidant honneur de vous présenter,
n'est pas un homme comme les autres.
C'est, en effet, le professeur Robert Oppenheimer, dont je n'ai pas besoin de vous rappeler.
J'imagine qu'il est le père de la bombe atomique,
de la bombe A, et qu'à ce titre, c'est lui qui a ouvert cette ère atomique, cet âge atomique,
qui sans doute pendant longtemps encore nous plongera alternativement dans l'angoisse et dans l'espoir.
Oppenheimer a régné sur la première grande cité atomique de Los Alamos
et il dirige aujourd'hui aux Etats-Unis une université qui elle non plus n'est pas comme les autres qui est l'Institut des études avancées de Princeton.
Une autre raison fait aussi que cette émission de ce soir n'est pas comme les autres,
c'est que depuis son séjour en France, qui dure depuis plusieurs semaines,
Robert Oppenheimer s'est dérobé à tous les interviews que la presse lui a demandées.
Et cela donne un prix d'autant plus grand à sa présence ce soir devant les caméras de la télévision française,
alors qu'il est à la veille de son départ à nouveau pour les Etats-Unis.
Enfin, troisième raison qui fait que cette émission n'est pas non plus une émission comme les autres,
c'est qu'elle n'a pas été préparée,
qu'il n'y a pas de scénario établi d'avance.
Robert Oppenheimer a eu la gentillesse de dérober dans un emploi du temps très chargé quelques instants avant son départ pour venir devant vous
et nous pouvions guère lui demander de se prêter en plus,
de trouver en plus dans son emploi du temps,
le temps de venir se livrer à des répétitions.
Vous allez donc voir devant vous un homme dont le destin est,
il faut le dire, hors série et le spectacle pour vous sera simplement de le regarder et de l'écouter.
Il y a un problème qu'on évoque fréquemment aujourd'hui,
c'est un problème qui nous concerne tous finalement,
nous les profanes aussi, c'est celui que je pourrais appeler celui des devoirs du savant.
On est en présence aujourd'hui d'une science
dont les conséquences sont d'une importance incalculable pour l'avenir de l'humanité et alors on se demande si le savant est parfaitement conscient,
moralement conscient de l'importance de cette découverte et si cela lui impose à lui,
savant, des devoirs qui sont différents de ceux que s'imposent les autres hommes.
Je crois que oui, mais pas beaucoup.
Je crois que le savant doit chercher la vérité et s'il en trouve,
il doit l'expliquer, il doit enseigner,
il doit être sûr que ce qu'il a trouvé est bien compris.
Pour le plus souvent, on le fait en publiant,
en écrivant, en parlant comme nous le ferons à Paris ces journées.
Il y a des occasions où il y a des lois ou des bonnes raisons pour ne pas publier des résultats parce qu'ils sont dangereux.
Alors il faut être bien sûr, le savant doit être bien sûr qu'il a bien expliqué ce qu'il a trouvé à son gouvernement, aux responsables.
Ce n'est pas si facile.
Il faut expliquer et il faut insister et il faut relire et il faut relire et enfin il faut que le gouvernement reconnaît que ça vaut mieux de le dire publiquement,
d'être ouvert et franche et d'expliquer les faits de la nature et les implications,
si on les sait, au public.
Mais il y a des fois où le savant ne peut pas le faire lui-même.
Il y a naturellement toujours des devoirs pour tout homme.
Les savants sont aussi des hommes.
Mais je crois que ce qui est unique pour le savant,
c'est qu'il lui faut non seulement chercher la vérité,
mais la proclamer.
Personnellement, monsieur le professeur,
comment éprouvez-vous ce sentiment des devoirs du savant face à un certain nombre de problèmes?
Est-ce que vous en éprouvez des doutes dans l'attitude que vous devez suivre?
J'ai eu des doutes.
Je crois que nous avons tous eu des doutes sur la cours pratique, pas sur la connaissance.
Sur la connaissance, nous sommes pour la connaissance et pour en savoir plus.
Mais il y a beaucoup de choix pratiques.
Il y a de graves raisons humaines et politiques où les savants diffèrent,
mais, au moins, il faut qu'ils cherchent d'être clairs sur la vérité
et d'être clairs aussi qu'on en sait assez pour savoir la vérité.
J'ai eu des doutes sur les bombes atomiques et je crois que j'avais raison d'avoir des doutes.
J'avais eu des doutes sur beaucoup de mesures pratiques, mais comme tout le monde.
Pas un savant, mais un homme simple.
Il y a une objection que le public fait quelquefois,
ou en tout cas une thèse qu'on entend quelquefois soutenir,
monsieur le professeur, et qui est celle-ci.
On entend dire quelquefois que
devant les conséquences incalculables que peut avoir le développement de la recherche scientifique telle qu'elle existe aujourd'hui,
on se demande s'il ne vaudrait pas mieux quelquefois arrêter,
si je puis dire, la science.
Comme si l'on pouvait d'ailleurs arrêter la science comme on arrête un film de cinéma.
Je ne sais pas si c'est possible.
La question que je vous pose c'est, peut-on le faire et doit-on le faire?
On peut avoir...
On peut dire oui, on peut dire non, mais pour moi c'est mauvais de ne pas connaître,
si on peut connaître.
C'est mauvais de ne pas savoir ce qu'on peut savoir.
Ça ne veut dire qu'il faut préparer tous les engins,
toutes les techniques pour pratiquer que la science permettra.
Il ne faut faire tout le mal que la science permettra.
Mais il faut savoir, si on peut savoir.
Je ne crois pas que c'est pratique de l'arrêter.
Si on le fait soi-même, les autres vont le faire.
Je ne crois pas que c'est moral.
Parce que c'est le destin de l'homme de savoir tout ce qu'il peut et d'en vivre,
de vivre avec sa connaissance.
C'est un destin difficile, mais si on cède à ce point,
si on ne tâche pas de vivre avec la connaissance,
on n'est pas proprement un homme du tout.
Je vous ai posé cette question, simplement parce que je pensais m'attirer cette réponse.
Je vois que Monsieur Leprince-Ringuet l'approuve largement.
Oui, on ne peut pas arrêter la science.
C'est une des grandes activités de l'homme.
L'homme est fait pour connaître, pour savoir,
pour découvrir un peu plus de vérité,
pour trouver des lois nouvelles, pour faire des expériences nouvelles.
C'est dans sa destinée la plus évidente.
Et on ne peut jamais savoir quelles seront, en général, toutes les applications possibles.
On peut deviner souvent, on peut deviner parfois, certaines de ces applications.
Par exemple, quand on a découvert la fission de l'uranium,
on a bien pensé qu'il y aurait de l'énergie qui pourrait être libérée.
Et encore, là, il y a de l'énergie qui peut être libérée rapidement,
mais il y a aussi de l'énergie qui peut être libérée d'une façon pacifique et bénéfique pour l'humanité.
C'est très difficile pour le chercheur qui fait la découverte
de savoir et de peser immédiatement les possibilités ultérieures.
On ne peut pas le faire.
Surtout dans ce cas, parce que le chercheur qui faisait la découverte n'en savait rien.
Mais j'insisterai
le fait qu'il faut savoir ne justifie qu'on fait tous les engins,
toutes les machines, toutes les applications de ce savoir.
C'est là une question humaine, une question de la survie et de la bienséance de la communauté humaine.
Alors, il n'y a pas d'autre point simple à ces questions.
Monsieur le professeur, vous avez vous-même dit tout à l'heure,
à plusieurs reprises, que vous pensiez que le devoir élémentaire du savant était de faire partager ses connaissances au plus grand nombre possible,
dans les cas où c'était possible.
Je voudrais vous poser maintenant une question qui concerne directement la science atomique.
Pensez-vous que le public, en général dans le monde,
devrait être tenu au courant, devrait être informé,
peut-être plus qu'il ne l'est, de ce que vous appelez,
je crois, l'actualité atomique, ou peut-être même de ce que serait une guerre atomique?
Je le crois bien.
Ce n'est pas là la science, évidemment.
Ce sont les conséquences des mesures pratiques qu'ont pris les gouvernements,
le gouvernement américain, le gouvernement soviétique.
Je crois que c'est très important qu'on a une idée bien claire et bien fondée de ce que serait la guerre atomique.
J'ai l'impression, je n'en suis pas sûr, qu'en France, on n'a pas cette idée claire.
Peut-être pas non plus en Amérique.
Et je crois que c'est un devoir des gouvernements d'être sûrs que les populations sachent ce qui pourrait se passer et de quoi il s'agit.
On entend toujours, souvent parler, des doutes que si le peuple savait tout ce qu'il y a à savoir,
il n'aura pas plus de courage.
Je ne le crois pas.
Et je crois que le courage consiste en agissant avec prudence et avec un peu de fierté en face des faits
et pas en se cachant la vérité.
Oui.
Et vous pensez toutefois que ce devoir d'information du public est un devoir qui incombe non aux savants,
mais au gouvernement.
Évidemment, parce que les faits sont secrets.
Il y a peut-être des moments où il faut violer les lois, mais ce n'est pas une bonne habitude.
Personnellement, ce que vous venez de me répondre amène cette question.
Êtes-vous partisan ou adversaire de la notion de secret en général, en matière scientifique?
Comme tous les savants, j'espère bien qu'il n'y aura plus de secret.
C'est très inconvénient et pour les questions graves de politique, c'est néfaste.
Dans mes intérêts professionnels, pour la physique de Monsieur Leprince-Ringuet et moi,
le secret n'a pas gêné beaucoup.
Mais pour la technique et pour la politique, ça a gêné beaucoup.
Et j'espère qu'il y aura bientôt un ère dans l'histoire humaine où il n'y aura plus de secret.
Mais une ouverture?
Une ouverture, une franchise et une affection, un amour pour la vérité qui est presque universel.
C'est aussi l'avis de Monsieur Leprince-Ringuet.
Oui, le secret a bien des inconvénients.
Et vu par les scientifiques eux-mêmes,
quand on organise le secret, il y a beaucoup d'inconvénients considérables.
Le premier inconvénient, c'est que la science ne progresse pas comme elle devrait progresser,
puisqu'il y a des petits groupes qui travaillent en ne sachant pas ce que le voisin fait.
Parce qu'on ne peut pas se réunir, on ne peut pas se retrouver,
on ne peut pas parler des problèmes que l'on étudie.
Et puis il y a aussi une autre difficulté,
c'est que les jeunes gens qui sont les meilleurs,
on ne peut pas savoir où ils sont, où ils se trouvent.
Tout est caché par l'étiquette secret.
Et puis enfin, c'est l'introduction de mœurs policières dans la recherche,
qui est très grave,
parce que ça enlève l'atmosphère de fraternité qui est nécessaire pour faire de la bonne science.
En fait, dans certaines disciplines, le secret n'existe pas.
Par exemple, quand on étudie les rayons cosmiques, on peut les étudier sans secret.
Mais il y en a énormément, plus qu'on ne le pense, dans lesquels le secret intervient.
Je crois même, pour la connaissance de la constante de la gravitation.
Encore une question, Monsieur le Professeur.
Pensez-vous que le développement de la science,
la recherche scientifique dans un pays donné,
est directement proportionnel à l'importance et au degré de puissance de ce pays?
On peut définir l'importance d'un pays par ses contributions à la recherche scientifique.
Mais si on ne le fait pas, si on le mesure par la richesse ou par le pouvoir,
la puissance, alors il y a de grandes différences,
n'est-ce pas?
Après la conquête romaine, la Grèce était restée au sein de la science.
Et aujourd'hui, par le génie de quelques hommes,
typiquement très peu d'hommes, un pays peut contribuer à beaucoup plus que son magnitude,
son pouvoir, ce qui correspond à son magnitude et son pouvoir.
C'est le cas en physique, en Danemark,
où le Professeur Niels Bohr est le symbole même de la physique atomique.
Alors Danemark n'est pas un grand pays.
Que pensez-vous devrait être, d'une façon générale,
l'attitude des gouvernements et des États à l'égard des savants?
Ce que je pense, c'est peut-être pas tout à fait pratique.
Il faut les aimer.
Une dernière question, Monsieur le Professeur.
On cite souvent, en France du moins,
je pense qu'on le cite aussi à l'Amérique,
un mot d'Einstein qui dit, si c'était à recommencer,
je me ferais plombier.
Et vous?
Je suis très content que les conditions de la vie humaine sont telles qu'il ne faut jamais répondre à de telles questions.
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