法语助手
2020-08-10
Bonjour à tous. Je suis Élodie Vialle, journaliste.
Je réalise des reportages en France et à l'étranger, notamment en Haïti.
En 2011, je me suis rendue à Port-au-Prince quelques mois après le séisme, pour donner des cours de journalisme web.
Je ne sais pas si vous vous souvenez, à l'époque, en France, les médias, les ONG, appelaient de leurs vœux à aider le pays. Il fallait sauver Haïti.
Je me suis rendue sur place, je m'attendais à voir de la pauvreté, des gens qui souffrent, des gens qui interpellent.
Et puis dans le camp d'Acra, à Delmas et dans la banlieue de Port-au-Prince, j'ai croisé cette femme.
Natacha, 32 ans, cinq enfants.
Elle vivait dans une tente sur une décharge, vous pouvez voir la fumée derrière elle.
Ça sentait vraiment mauvais dans ce camp. Vous savez, ce n'est pas toujours évident quand vous allez sur le terrain.
Vous devez ramener de l'info, faire un reportage, et puis vous avez des enfants qui vous tirent sur la manche, parce qu'ils veulent de l'argent, puis à manger, puis ils vous demandent de l'eau.
Des enfants qui vivent sous des tentes sous lesquelles la chaleur est suffocante.
Natacha donc. Au début elle ne voulait vraiment pas me parler, puis on a commencé à discuter, à rire même, et elle a accepté que je la prenne en photo.
Natacha m'a dit quelque chose qui m'a fait réfléchir.
Elle m'a dit : « Vous allez prendre ces photos, les vendre à des ONG qui elles-mêmes vont collecter de l'argent ensuite chez vous en Europe, tout ça soi-disant au nom des Haïtiens. »
Natacha n'est pas une experte en « fundraising », mais je trouve qu'elle avait une vision assez fine et précise de ce que peut être la collecte de fond et la communication pour les ONG.
« Vous faites de l'argent sur le dos des Haïtiens. » Combien de fois est-ce que j'ai entendu cette phrase en Haïti !
Et en fait, concrètement c'est vrai. Un journaliste va vendre ses articles, ses photos, c'est ce qui va lui faire gagner sa vie.
Une ONG idem, elle va mener des appels aux dons, et pour ça, elle va se servir des photos des gens qu'elle aide.
Mais alors, qu'est-ce qu'il faut faire ? Ne pas montrer la pauvreté ?
Vous, qu'est-ce que vous feriez ?
Le fait est que dans la société surmédiatisée dans laquelle on vit, une réalité n'existe pas vraiment si on n'a pas l'image.
En tout cas, cette rencontre avec Natacha m'a permis de réaliser une chose, c'est l'écart entre la manière dont nous percevons l'aide, notre aide, ici, et la manière dont elle est perçue sur place.
Et si sur place, en fait, les humanitaires étaient perçus comme ça.
Cette photo a été prise par un confrère haïtien, le journaliste Ralph Thomassin Joseph.
C'était il y a trois mois, on était allé faire des couses, et sur le parking du supermarché on a croisé ces jeunes humanitaires.
On a l'impression qu'on est sur le parking d'un supermarché américain aux États-Unis, mais nous sommes bien à Port-au-Prince.
Alors attention, je ne dis pas que les humanitaires n'ont pas le droit de faire des courses, évidemment, ni qu'ils sont en Haïti pour faire du tourisme ou bien aller à la plage comme je l'ai parfois entendu.
Mais force est de constater que nous, la vision des humanitaires qu'on a, c'est plutôt celle-ci.
Ah, Bernard ! Bernard Kouchner et son sac de riz en 1992 en Somalie.
Moi, je me souviens à l'époque, vous, vous étiez peut-être encore jeunes, mais moi j'étais à l'école primaire, et moi aussi j'avais collecté un petit sac de riz pour les enfants somaliens.
J'étais une héroïne comme Bernard.
Et puis là, c'est le même, quelques années plus tard, version « Guignols de l'Info ». Vous savez, les humanitaires ont commencé à montrer leur action à la fin des années 60, avec la guerre du
A l'époque, la seconde guerre mondiale n'était pas très loin, alors leur crainte, c'était de se taire, de se rendre complice avec un silence coupable, de laisser passer un nouveau génocide.
Alors on a montré. On a montré les pauvres. On a montré les victimes. On a montré les bénéficiaires.
Vous connaissez ce terme : « bénéficiaires » ? C'est comme ça qu'on appelle les personnes qui bénéficient de l'aide d'une association.
C'est un terme comme si c'était un groupe très homogène.
Plus tard, on a essayé de personnifier un peu cette souffrance. Comme sur cette affiche d'Action Contre la Faim.
Voilà, ça c'était en 1994. À l'époque cette affiche a créé beaucoup de débats, y compris au sein même de l'ONG Action Contre la Faim, qui aujourd'hui ne mène plus ce type de compagne de communication.
Et regardez cette affiche. Regardez la bien. Elle donne l'impression que la transformation de la vie d'une personne au Sud, dépend du bon vouloir en l'occurrence du don d'une personne au Nord.
En fait c'est plus qu'un regard sur la pauvreté, c'est un regard du Nord vers le Sud condescendant, et, il faut bien le dire, post-colonial.
Pour séduire les donateurs, on leur donne à voir, on leur jette en pâture des enfants faméliques.
Mais est-ce que on a demandé l'autorisation aux parents de ces enfants ?
Parce que vous avez en France, quand vous êtes journaliste et que vous avez un reportage à faire dans une école, c'est très très compliqué.
Il vous faut les autorisations des parents, c'est long, c'est laborieux, parfois ça tombe à l'eau.
Mais c'est marrant comme à la minute où on veut photographier des enfants qui sont plus loin et souvent plus pauvres, eh bien, on se pose beaucoup moins la question du droit à l'image, de l'utilisation de leur image.
Et qu'est-ce qu'on dirait nous, si une ONG américaine venait en France prendre en photo les enfants dans nos écoles, se servir ensuite de ces photos pour collecter des fonds, des fonds destinés à envoyer leurs experts censés mener de grands programmes humanitaires chez nous, tout ça pour améliorer nos vies.
Comment est-ce que vous réagiriez ? Ma question c'est : Est-ce qu'on se pose suffisamment ce type de questions lorsqu'on s'apprête à représenter l'aide humanitaire, à représenter la pauvreté ?
Est-ce qu'on prend suffisamment en compte la dignité des personnes, quand on parle en leur nom ?
« C'est notre regard qui enferme souvent les autres dans leurs plus étroites appartenances, et c'est notre regard aussi qui peut les libérer. », nous dit l'écrivain Amin Maalouf.
« C'est notre regard aussi qui peut les libérer. » Les bénéficiaires bénéficient-ils vraiment de la victimisation dont ils font l'objet ?
A force, le symbole est tellement fort, que le cliché devient réalité.
La victime est comme enfermée dans ce cliché. Changer de regard donc sur les pauvres en Haïti, mais aussi en France.
Quel regard porte-on sur nos pauvres en France ? C'est la question que m'a posée mon collègue Ralph, vous savez l'auteur de la photo des humanitaires sur le parking.
La première fois qu'il est venu en France, c'était récemment, il a été très étonné de voir autant de pauvres dans un pays aussi riche.
Comment montrer la pauvreté sans tomber dans le misérabilisme ?
« Je sors avec Rihanna et ça coûte cher d'entretenir une fille comme ça. »
Cette photo a été prise par Little Shao, elle a été présentée dans le cadre d'une exposition organisée par la fondation Abbé Pierre.
L'auteur du message sur la pancarte, c'est Luigi Li.
Un humoriste qui se sert de son talent pour changer notre regard sur les sans abris.
L'humour pour chasser les clichés. Comme dans cette vidéo que je voulais vous montrer.
(Vidéo) (Applaudissements)
E. Vialle : Oui c'est très drôle, mais je vous rassure, cette vidéo ne dit pas non plus la réalité.
C'est-à-dire que dans les faits, les ONG ne paient pas des enfants acteurs pour aller jouer les bénéficiaires.
Mais ça nous montre bien que l'humour peut, comme disait Jérôme juste avant, casser les clichés également.
Casser les clichés sur la pauvreté, sur l'aide humanitaire.
L'aide humanitaire, ce n'est pas qu'une main blanche qui donne à une main noire.
Est-ce qu'on a suffisamment dit par exemple, qu'après le séisme et avant les ONG, ce sont d'abord des Haïtiens qui ont aidé des Haïtiens, qui ont sauvé la vie des Haïtiens ?
Comme cette personne, Loramus Rosemond. Il est journaliste également, et après le séisme, il a perdu sa maison.
Elle a été détruite. Mais ça ne l'a pas empêché de vouloir aider.
Alors il s'est rendu dans les camps à la rencontre des personnes âgées pour recueillir leurs besoins, relayer leurs attentes à la radio.
Pour conclure, le journaliste, qu'est-ce qu'il fait ?
Il va aller chercher l'information, la recueillir, tenter de la faire comprendre, -- il faut d'abord qu'il la comprenne -- la retranscrire.
Ça ne veut pas dire qu'on ne doit pas montrer la pauvreté. Il faut bien montrer ce que vivent ces personnes.
C'est un premier pas vers la prise de conscience, l'action, mais c'est une information, une image, qui doit être contextualisée.
Parce que la victime ne doit pas faire oublier la cause.
Informer sur Haïti aujourd'hui, ce n'est pas évoquer le destin maudit de l'île, c'est revenir sur les causes du séisme.
Nous savions que ça allait arriver, et nous savons que ça arrivera encore.
C'est cette piste-là qui est explorée par des journalistes déjà, qu'il faut creuser d'avantage. Si l'on veut informer, et non émouvoir, avec des clichés.
Merci. (Applaudissements)
2020/8/11 15:47:29